Compte-rendu de “La démocratie des crédules” de Gérald Bronner

Compte-rendu de “La démocratie des crédules” de Gérald Bronner

Michael Jackson est toujours vivant. Les tours jumelles ont été dynamitées par le gouvernement Bush. Diana a été tuée par les services secrets anglais. L'astrologie permet de prédire l'avenir. 
 
Dans "La Démocratie des crédules" (PUF, 2013), le sociologue Gérald Bronner cherche à identifier les fondements psychologiques et sociaux de la popularité de croyances (parmi lesquelles les théories du complot ont une place de choix) se démarquant des compte-rendus officiels ou de l'orthodoxie scientifique. Analyses quantitatives à l'appui, Bronner montre que ces informations "dissidentes" sont surreprésentées sur le net par rapport à la légitimité dont elles disposent parmi les experts reconnus. Par exemple, sur les 30 premiers sites référencés par Google à propos du monstre du Loch Ness, 78% défendent l'idée que le monstre existe bel et bien. L'ensemble d'informations disponibles aux internautes constitue pour Bronner un "marché cognitif" en pleine croissance, mais celui-ci est fortement biaisé. 

Comme d'autres avant lui (dont nous-mêmes), Bronner souligne les innombrables biais cognitifs qui conduisent tout un chacun à formuler des jugements biaisés à propos des informations qui les entourent. Il souligne ainsi le biais de confirmation (tendance à traiter de façon préférentielle des informations qui confirment nos croyances plutôt que celles qui les infirment), tendance à considérer comme plausible toute série d'informations "scénarisée" en un récit cohérent (comme dans le cas de l'émission Bye bye Belgium), avarice cognitive, ou une difficulté à appréhender les lois du hasard (qui nous mène à sous-estimer la probabilité qu'une suite d'événements identiques puissent être indépendants ou à ne pas prendre en compte la taille de l'échantillon d'occurrences possibles dont proviendrait une "coincidence"). Mais l'originalité principale de son approche consiste à envisager comment les mécanismes psychologiques impliqués dans la validation d'informations (le fait qu'on en vienne à considerer une information comme "vraie") se déploient dans l' "écosystème" que constitue la société de l'information hyperconnectée. 
 
Se fondant sur une analyse économique d'une part, psychosociale d'autre part, Bronner jette la lumière sur les facteurs qui induisent la surreprésentation d'informations et de théories "dissidentes" sur le net. En premier lieu, il épingle l'asymétrie de motivations entre les tenants de théories dissidentes et les sceptiques d'une part, les indécis d'autre part. Les premiers sont généralement fortement motivés à défendre leurs théories et utilisent pour ce faire une panoplie d'arguments divers ("mille-feuilles"). Ceux qui pourraient les contester (le biologiste à l'encontre du créationniste, l'astronome à l'encontre de l'astrologue, etc.) n'ont souvent guère d'intérêt à contester ces "fumisteries": non seulement cela ne leur apporterait aucune reconnaissance de la part de leurs pairs mais, pour démonter ces "mille-feuilles", il faut souvent disposer de connaissances dans des domaines fort diversifiés même si chaque argument conçu isolément peut sembler convaincant (démystifier certaines théories du complot concernant le 11 septembre demande des connaissances dans le domaine de l'aéronautique, de la résistance des matériaux, des explosifs, etc.). L'absence de réponse convaincante du sceptique face au convaincu peut faire pencher l'indécis…et le mener à croire que, peut-être, il y aurait du vrai dans la théorie en question. Cherchant à davantage se documenter, il sera immanquablement confronté à une surabondance d'informations étayant la théorie dissidente, du fait même de la plus grande motivation des "croyants" que des "sceptiques" à diffuser leurs "savoirs". 
 
Bronner mobilise également les travaux bien connus de Mancur Olson sur l'action collective: lorsque des individus poursuivent collectivement un but, les moins motivés cherchent souvent à recueillir les fruits de l'action collective sans avoir à en subir les coûts. "Les autres s'en occuperont". Quand il s'agit de démystifier les théories du complot, la grande masse des individus qui rejettent ces théories ou n'y adhèrent pas sont relativement peu motivés à consacrer des efforts à les réfuter, se disant bien que d'autres (scientifiques, experts,…) s'y colleront. Le vaste groupe de sceptiques peut, de cette façon, être à la merci d'un petit groupe de "croyants" mobilisés et bien organisés? 
 
Les interactions entre "croyants" et "sceptiques" facilitent de cette façon la conversion des indécis. 
 
Bronner met également en exergue l'augmentation vertigineuse de l'offre d'informations qui, conjuguée à une avarice cognitive, a pour conséquence que l'on sonde moins attentivement chaque nouvelle information ce qui met à l'épreuve notre crédulité. 
 
Outre les facteurs technologiques et sociologiques, Bronner souligne également le rôle des contraintes économiques. En particulier, il montre combien, au-delà d'un certain point, la concurrence entre différents organes de presses peut favoriser la diffusion d'informations douteuses. Il applique à cet égard le fameux dilemme du prisonnier. Pour un média, "rater" un information  est souvent perçu comme beaucoup plus coûteux que de diffuser une information qui s'avère non fondée. La première erreur risque de profiter à la concurrence, et de nuire spécifiquement à la réputation du médium concerné, alors que la seconde, si tout le monde diffuse, nuit collectivement aux médias. Or, cette concurrence ne cesse d'augmenter en raison d'internet qui, non seulement démultiplie l'offre médiatique, mais raccourcit le délai entre l'accès à l'information par le média et sa diffusion. 
 
Ayant démêlé l'écheveau des mécanismes qui nous rendent crédules, Bronner s'emploie à en examiner les conséquences quant à nos processus de décision collectifs en particulier lorsqu'ils impliquent des citoyens ordinaires sans expertise particulière dans le domaine considéré. Il trace un petit historique des initiatives visant à développer une démocratie délibérative à travers la mobilisation de groupes de citoyens engagés à développer collectivement des points de vue sur des initiatives publiques (de la plantation d'OGM, à l'installation d'une ligne ferroviaire en passant par la construction d'éoliennes…). A la lumière de l'analyse des processus qui précèdent, Bronner suggère que les biais cognitifs dont sont victimes les êtres humains mènent très souvent à des décisions suboptimales dans ce type de situation. Par exemple, nous avons une tendance à accorder une importance disproportionnée aux événements dont la probabiltié est très faible: par exemple, on payera beaucoup plus cher pour un médicament qui ferait passer notre risque de souffrir d'un cancer de 1 à 0 % que de 3 à 2% bien que la différence soit de 1% dans les deux cas. Ce type de biais donne lieu à une adoption exagérée du "principe de précaution" (le "précautionnisme", notamment en matière d'OGM, figure parmi les bêtes noires de Bronner). Par ailleurs, vu la surreprésentation d'informations "hétérodoxes" sur internet, les participants à ce type de processus de décision sont susceptibles d'être exposés davantage à ce type d'informations. En d'autres termes, Bronner remet en cause le "théorème de Condorcet" ou le concept de "sagesse des foules", selon lesquels les décisions prises par des groupes diversifiés d'individus tendent à être meilleures que celles prises par des individus isolés (ces principes s'appliqueraient à des cas très restreints).  
 
Ce type de problème ne touche pas que les groupes de démocratie participative. Elle affecte globalement l’opinion publique qui, du fait de la surabondance d’informations, croit « savoir » et revendique une forme de « démocratie cognitive » dans laquelle les savoirs des uns (profanes) et des autres (experts) seraient équivalents. Grâce aux nouveaux outils de communication, les premiers pourraient mieux communiquer avec les seconds. Malheureusement, vu l’asymétrie d’informations disponibles aux « profanes » (et favorisant l’hétérodoxie), ces dialogues se mueront souvent en confrontation ou en dialogue de sourds.
 
Dans la dernière partie de son ouvrage, Bronner cherche à identifier les initiatives qui permettraient d'endiguer cette démocratie des crédules pour la remplacer par une "démocratie de la connaissance": il démystifie l'idée selon laquelle la solution passe par l'éducation. L'instruction n'est guère une garantie contre la crédulité montre-t-il à renfort d'études sociologiques et d'exemples concrets (ainsi les personnes croyant à l'existence du monstre du Loch Ness sont pour la plupart diplômées). L'instruction prodigue paradoxalement une conscience de ce qui est inconnu, laissant de fait un espace pour la crédulité: par exemple la découverte du magnétisme au XIXème siècle semble ouvrir l'idée qu'un monde encore inconnu de communication entre "esprits" est possible. Par ailleurs, une grande partie du cursus scolaire nous encourage à chercher les intentions ou le sens caché derrière des textes, des oeuvres,…aiguisant des compétences qui, parfois, peuvent encourager l'adhésion à certaines théories du complot. Bronner épingle également à cet égard la vogue d'une forme de relativisme dans les savoirs scolaires, qui renforcerait cette tendance. Du reste, plus les personnes profanes se sentent informées sur un sujet (les OGM, le nucléaire,…), plus elles doutent du discours scientifique. 
 
La solution ne réside donc pas dans l'apprentissage de savoirs dans les domaines susceptibles de toucher aux théories du complot. Bronner propose d'autres pistes: d'une part l'apprentissage de la méthode scientifique, qui permet précisément de dépasser les limites de la rationalité individuelle (à travers l'objectivation des conditions d'observation, le peer review, etc), d'autre part un apprentissage des heuristiques et biais cognitifs qui influencent notre jugement. Cette connaissance permettrait, espère-t-il de s'en départir. Il recommande tout particulièrement cette approche dans les formations destinées aux journalistes, qui devraient également mettre en place de véritables organes chargés de veiller au bon respect des règles de déontologie et disposant d'un véritable pouvoir de sanction. 
 
Cette partie consacrée aux solutions, si elle est louable (Bronner ose se "mouiller"), m'a toutefois semblé être la plus faible de l'ouvrage. En effet, il me semble qu'il n'y a pas de "méthode" scientifique communément admise. Même si certains aspects peuvent faire l'objet d'un large consensus, la méthodologie fait souvent l'objet d'âpres débats. C'est le cas par exemple du processus d'expertise par les pairs (exemple cité par Bronner) qui a fait l'objet d'abondantes critiques. Par ailleurs, le propre du complotisme réside dans le fait qu'il peut phagocyter n'importe quel discours et voir dans les pratiques les plus transparentes et les plus objectives l'action d'une coterie mal intentionnée. Enfin, on peut se demander si la prise de ces consciences de ses propres biais mène véritablement à de meilleurs jugements. Souvent, elle se traduit par des processus de corrections extrêmes qui aboutissent à des biais inverses. Et le fait que l'on soit conscient d'un effet n'implique pas nécessairement qu'on puisse agir sur celui-ci. 
 

A travers cet ouvrage, Bronner s'avère être un rationaliste convaincu. Il s'oppose à toute forme de relativisme et défend une véritable hiérarchie des savoirs: certaines sont plues vraies ou vraisemblables que d'autres contrairement à la revendication d'une forme de "démocratie des idées" selon laquelle les explications du monde sont également légitimes quelle qu'en soit leur source et la méthode par laquelle elles ont été produites. 
L'ouvrage impressionne par  la vaste palette de disciplines qu'il mobilise: de la philosophie à la sciences politique en passant par la sociologie et la littérature. En inscrivant la cognition sociale, et plus généralement la psychologie du jugement et de la prise de décision, dans les réalités politiques, technologiques et sociologiques dans lesquelles elles s'inscrivent, Bronner se fait un des avocats les plus convaincants de l'intérêt de ces disciplines auprès d'un large public (ce que leurs propres adeptes n'ont pas toujours réussi à accomplir). L'ouvrage est par ailleurs émaillé d'une vaste gamme d'illustrations et d'anecdotes issue des médias ou d'internet ce qui rend sa lecture particulièrement agréable. Qu'il ait obtenu plusieurs prix et fasse l'objet d'un vaste succès de librairie n'étonneront donc guère. 

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