Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui vous parle de psychologie scientifique et démystifie la vie psychique! Si mille grammes c’est trop haut de gamme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?
Cet épisode a été écrit par Magali Beylat, doctorant(e) de l’université Catholique de Louvain avec l’aide de Sarah Leveaux, Kenzo Nera et Pascaline Van Oost, et vous est conté par Pascaline Van Oost.
Imaginez la situation suivante. On vous propose de parier de l’argent sur une partie de pile ou face. Pile, vous gagnez 100 euros ; face, vous perdez 100 euros. Accepteriez-vous ? Le pari peut sembler équitable, il y a autant à perdre qu’à gagner. Et bien, la recherche sur l’aversion à la perte a mis en évidence que pour la plupart des gens, la réponse penche vers la négative. Le concept d’aversion à la perte, c’est-à-dire la peur liée au fait de perdre quelque chose, est présentée pour la première fois en 1979 [1]. L’aversion à la perte est mise en évidence lorsqu’il est attribué subjectivement plus de poids à une perte qu’à un gain de valeur objectivement équivalente [2]. Dit autrement, la perte de 100€ nous contrarierait plus que le gain de 100€ nous rendrait heureux. Ainsi, on refuse le pari précédemment proposé, car même s’il y a autant de chance de gagner les 100€ que de les perdre, nous évaluons la perte plus lourdement que le gain.
Mais ici que veut-on dire exactement par gain et par perte ? Le gain et la perte représentent un changement par rapport à un point de référence, positif pour le gain et négatif pour la perte. Ce point de référence, perçu comme neutre, joue donc un rôle fondamental dans le jugement que l’on fera d’une proposition [1]. Souvent, ce point de référence est l’état actuel dans lequel nous nous trouvons, appelé statu quo, par exemple, l’argent que vous avez dans votre porte-monnaie avant de jouer. Mais en fonction de la situation, le point de référence peut changer :
Par exemple, imaginez que l’on vous donne 50€. Comment vous sentiriez-vous ?
Maintenant, imaginez que l’on vous dise que vous allez recevoir 100€, et que finalement, on ne vous donne que 50€. Comment vous sentiriez alors ? Sûrement un peu moins enthousiaste que lors de la première proposition, il se pourrait même que vous vous sentiez frustré·e de ce résultat. Et pourtant, le résultat de ces deux propositions est bien le même, vous recevez 50€.
Cette différence de ressenti vient du fait que le point de référence est de 0€ dans la première proposition, mais de 100€ dans la deuxième proposition. Le résultat est donc ressenti comme un gain dans la première expérience mais comme une perte de 50€ dans la deuxième.
En fonction de notre point de référence, l’idée d’une perte affecte davantage notre jugement que l’idée d’un gain de valeur équivalente, mais quel effet cela a-t-il sur notre comportement ?
Un des effets le plus souvent attribué à l’aversion à la perte est l’effet de dotation. Il s’agit du fait qu’un individu aura tendance à donner davantage de valeur à un objet qui lui appartient, qu’à un objet identique qui ne lui appartient pas [3]. Cet effet peut par exemple s’observer lorsque vous souhaitez vendre un objet que vous possédez, mais ne parvenez pas à trouver un acheteur ou une acheteuse. L’aversion à la perte peut expliquer ce phénomène : la vente de l’objet serait vécue comme une perte tandis que l’achat serait ressenti comme un gain. Dès lors, la personne qui possède l’objet lui aura tendance à lui attribuer plus de valeur que les potentiels acheteurs [4].
Dans un autre registre, la perte étant ressentie plus fortement que le gain, nous serions prêts et prêtes à adopter certains comportements pour éviter une perte que nous n’adopterions pas forcément pour acquérir un gain [5]. Il a été montré par exemple, que nous mentons et trichons davantage pour éviter une perte que pour obtenir un gain d’un même montant [6,7,8]. Ainsi, nous serions plus prêts à mentir dans un relevé d’imposition pour éviter de payer un certain montant que nous le serions pour gagner ce même montant.
L’aversion à la perte serait aussi présente pour des choses non-matérielles, telles que l’image sociale. Par exemple, les individus préoccupés par leur image sociale mentent plus pour éviter de l’endommager que pour l’améliorer [9]. On pourrait ainsi expliquer en partie le comportement d’employé·es, qui, par peur de de ne pas atteindre un objectif fixé, protègent leur réputation par des actions frauduleuses, qu’ils n’auraient pas commises pour améliorer leur réputation. On peut penser au récent scandale sur le trucage de tests d’émission polluantes des voitures Volkswagen (VW). Des managers inculpés dans l’histoire expliquent qu’ils ont préféré mentir par peur d’admettre qu’ils n’arrivaient pas à atteindre l’objectif fixé [10].
L’aversion à la perte est aussi parfois illustrée à travers le comportement des gens lorsqu’une nouvelle réforme est proposée, les personnes qui ont quelque chose à perdre à cause de cette réforme protesteront plus que les personnes ayant qui’y ont quelque chose à gagner ne défendront cette réforme [11]. Notons cependant que dernière supposition n’a cependant pas été testée scientifiquement.
L’aversion à la perte est tellement intuitive qu’il semble parfois tentant de l’utiliser pour expliquer tout et n’importe quoi ! Mais attention, certains auteurs critiquent justement le fait que cet effet soit souvent trop généralisé et surestimé [12,13].
Ainsi, différentes théories sont avancées comme explication alternative à des comportements jusque-là attribués à l’aversion à la perte. Par exemple, l’effet d’inertie, c’est-à-dire, la tendance à préférer de manière générale ne pas agir que d’agir, est proposé pour expliquer l’effet de dotation [12,13]. En effet, si l’on considère son bien comme étant équivalent en valeur à une somme d’argent offerte pour l’acheter, on aurait une tendance à ne pas agir, et donc ne pas vendre son bien plutôt que d’agir et vendre son bien.
D’autres chercheurs plus convaincus par l’aversion à la perte, rappellent quand même que plusieurs facteurs influencent les effets de l’aversion à la perte [15]. Dans le cas de l’effet de dotation, pour rappel, la tendance de donner plus de valeur à un objet que l’on possède qu’à un objet identique qui ne nous appartient pas, il semble que plus l’on est expert·e et que l’on connaît le marché du bien que l’on possède, moins l’on est sujet à l’aversion à la perte et donc moins l’effet de dotation à lieu [16]. Un autre facteur affectant l’aversion à la perte est l’attachement émotionnel que l’on porte à ce qui est en jeu. Si on reprend l’exemple de l’image sociale, on voit que les personnes qui ne sont pas attachées à leur image sociale ne montrent pas d’aversion à la perte [17].
En résumé, on observe chez l’humain une tendance à être plus impacté par une perte que par un gain. Ce phénomène permet de comprendre de nombreux comportements économiques, qui paraissent parfois irrationnels. De plus, notre désir d’éviter une perte peut-être parfois si prégnant qu’il peut nous mener à des comportements non-éthiques. Cette tendance est cependant influencée par plusieurs facteurs, tel que l’attachement que l’on a avec ce qui est en jeu. Alors… la prochaine fois que vous vous apprêterez à mentir pour protéger votre image, peut-être que vous penserez à nous ?
Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs écrite par Magali Beylat doctorante de l’université catholique de Louvain, avec l’aide de Pascaline van Oost, Sarah Leveaux, Kenzo Nera, … L’épisode était raconté par Pascaline Van Oost. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !
Bibliographie
[1] Kahneman, D., Tversky, A., (1979). Prospect theory: an analysis of decision under risk. Econometrica, 47, 263–291. https://doi.org/10.1142/9789814417358_0006
[2] Kahneman, D., Knetsch, J., & Thaler, R. (1991). Anomalies: The endowment effect, loss aversion, and status quo bias. The Journal of Economic Perspectives, 5, 193– 206. http://doi.org/10.1257/jep.5.1.193
[3] Kahneman, D., Knetsch, J. L., & Thaler, R. H. (1990). Experimental tests of the endowment effect and the Coase theorem. Journal of Political Economy, 98, 1325-1348. https://doi.org/10.1086/261737
[4] Novemsky, N., & Kahneman, D. (2005). The boundaries of loss aversion. Journal of Marketing Research, 42, 119-128. https://doi.org/10.1509/jmkr.42.2.119.62292
[5] Kern, M. C., & Chugh, D. (2009). Bounded ethicality: The perils of loss framing. Psychological Science, 20, 378-384. https://doi.org/10.1111/j.1467-9280.2009.02296.x
[6] Garbarino, E., Slonim, R., & Villeval, M. C. (2019). Loss aversion and lying behavior. Journal of Economic Behavior & Organization, 158, 379–393. https://doi.org/10.1016/j.jebo.2018.12.008
[7] Schindler, S., Pfattheicher, S., (2017). The frame of the game: loss-framing increases dishonest behavior. Journal of Experimental Social Psychology, 69, 172–177. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2016.09.009
[8] Huynh, T. L. D. (2020). Replication: Cheating, loss aversion, and moral attitudes in Vietnam. Journal of Economic Psychology, 10, 1-8. https://doi.org/10.1016/j.joep.2020.102277
[9] Petrishcheva, V., Riener, G., & Schildberg-Hörisch, H. (2020). Loss aversion in social image concerns. DICE Discussion Paper, 356, 1-46. http://hdl.handle.net/10419/226512
[10] Aurand, T. W., Finley, W., Krishnan, V., Sullivan, U. Y., Abresch, J., Bowen, J., … & Willkomm, J. (2018). The VW Diesel Scandal: A Case of Corporate Commissioned Greenwashing. Journal of Organizational Psychology, 18, 23-32. https://doi.org/10.33423/jop.v18i1.1313
[11] Kahneman, D. (2002). Thinking, Fast and Slow. Penguin Books
[12] Gal, D., & Rucker, D. (2018). The loss of loss aversion: Will it loom larger than its gain? Journal of Consumer Psychology, 28, 497–516. https://doi.org/10.1002/jcpy.1047
[13] Walasek, L., Mullett, T. L., & Stewart, N. (2018). A meta-analysis of loss aversion in risky contexts. Unpublished paper. Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=3189088
[14] Gal, D. (2006). A psychological law of inertia and the illusion of loss aversion. Judgment and Decision Making, 1, 23-32. Gal, David, A Psychological Law of Inertia and the Illusion of Loss Aversion. Judgment and Decision Making, Vol. 1, pp. 23-32, 2006, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=831104
[15] Simonson, I., & Kivetz, R. (2018). Bringing (contingent) loss aversion down to earth—A comment on Gal & Rucker’s rejection of “Losses loom larger than gains”. Journal of Consumer Psychology, 28, 517-522. https://doi.org/10.1002/jcpy.1046
[16] Mrkva, K., Johnson, E. J., Gächter, S., & Herrmann, A. (2020). Moderating loss aversion: loss aversion has moderators, but reports of its death are greatly exaggerated. Journal of Consumer Psychology, 30, 407-428. https://doi.org/10.1002/jcpy.1156
[17] Ariely, D., Huber, J., & Wertenbroch, K. (2005). When do losses loom larger than gains? Journal of Marketing Research, 42, 134-138. https://doi.org/10.1509/jmkr.42.2.134.62283