Nous avons toutes et tous déjà eu affaire à une personne qui s’exprimait avec beaucoup d’assurance sur un sujet qu’elle ne maîtrisait pourtant pas du tout. On peut par exemple penser au fait que durant ces derniers mois, en plus de l’épidémie de covid-19, nous avons eu à endurer une épidémie de pseudo-épidémiologistes : des non spécialistes qui donnaient pourtant leur avis avec aplomb, à grand renfort de « Je ne suis pas médecin, mais… » comme le soulignait récemment le physicien et philosophe Etienne Klein.
Pour les personnes un tant soit peu familières avec la psychologie sociale et cognitive, il est difficile de ne pas directement penser à une superstar de la discipline : l’effet Dunning-Kruger.

Qu’est-ce que l’effet Dunning Kruger ? Imaginez que dans le cadre d’une expérience, on vous fasse passer un test de grammaire – comme vous en avez déjà passés à l’école. A la fin du questionnaire, on vous pose la question suivante : “selon vous, serez-vous fortement en dessous de la moyenne de la classe ; légèrement en dessous de la moyenne de la classe ; dans la moyenne de la classe ; légèrement au dessus de la moyenne de la classe, ou fortement au dessus de la moyenne de la classe ?” En d’autres mots, on vous demande d’estimer votre performance par rapport à celle des autres élèves. Après avoir récupéré l’ensemble des copies, l’expérimentatrice corrige ces dernières et rédige un classement allant de la meilleure note à la moins bonne note. Ensuite, elle regarde dans quelle mesure les élèves ont été capables de deviner avec précision leur performance. Que constate-t-elle ? Et bien qu’à ce test, les pires élèves ont davantage tendance que les autres à surestimer leur performance, et que les meilleurs élèves ont au contraire légèrement tendance à sous-estimer leur performance. C’est cela, l’effet Dunning Kruger: c’est l’observation selon laquelle à une tâche ou sur une compétence donnée, les personnes les moins bien classées en termes de performance (« les moins bons » pourrait-on dire) ont davantage tendance à surestimer leur performance que les personnes mieux classées. Cet effet a été mis en évidence pour la première fois dans une étude de Kruger & Dunning publiée en 1999. Il a été depuis répliqué un très grand nombre de fois, sur un grand nombre de tâche – par exemple, des tâches de logique, ou même des tests de culture politique.
On observe également l’effet Dunning Kruger pour certains traits ou dimensions de personnalité, comme le quotient intellectuel. Dans toutes ces situations, le constat est le même : les personnes les moins bien “classées” par rapport à la population de référence ont davantage tendance que les autres à surestimer leur performance. On peut même parier que si on effectuait l’expérience que je viens de décrire avec un test de connaissances en épidémiologie plutôt que de grammaire, les résultats seraient identiques. Cela semblerait corroborer le constat énoncé au début de cette capsule concernant l’épidémie de pseudo-épidémiologistes.

Comment expliquer l’effet Dunning-Kruger ?
Dans la première partie de cette capsule audio, je n’ai volontairement pas parlé de la façon dont Kruger et Dunning expliquent leur effet. Pour une raison simple : sur le terrain de l’interprétation, l’effet Dunning-Kruger est assez controversé.
Selon les auteurs, l’effet s’explique par le fait que les personnes les plus incompétentes ne disposeraient même pas des compétences minimales pour avoir conscience de leur incompétence. Cette interprétation est d’ailleurs directement évoquée dans le titre très accrocheur de leur publication : « Unskilled, and unaware of it ». En Français : incompétent, et inconscient de l’être.
Il y a néanmoins un problème de taille avec cette explication. En effet, il s’agit d’une hypothèse très séduisante, probablement en partie parce qu’elle flatte notre égo : elle nous donne l’impression de ne pas “tomber dans le panneau”. Cependant, il se trouve que la manière de tester l’effet Dunning-Kruger jusqu’à aujourd’hui ne permet pas d’exclure des explications alternatives plus simples.
Certains auteurs, comme Krueger et Muller (pas le même Kruger !) ont proposé que l’effet puisse s’expliquer par la combinaison de deux phénomènes : d’abord, une propriété statistique appelée la “régression à la moyenne”, ensuite un biais général de valorisation de soi. Sans entrer dans les détails, la régression à la moyenne peut s’illustrer comme suit. Imaginez que vous avez exceptionnellement raté votre interro de grammaire et que vous vous retrouvez dernière ou dernier de la classe. On vous demande alors d’estimer votre performance. Et bien vous aurez davantage que les autres tendance à surestimer votre classement… Tout simplement parce qu’il est impossible pour vous de sous-estimer votre performance : elle était la pire possible ! Ainsi, lorsqu’on demande à une personne particulièrement incompétente d’estimer sa compétence, la régression à la moyenne fait que son estimation sera nécessairement tirée vers le haut. Pas besoin d’invoquer un aveuglement à sa propre incompétence pour expliquer ce phénomène.
Le biais de valorisation de soi est quant à lui une tendance générale à se juger au-dessus de la moyenne. Une bonne illustration de cet effet se trouve dans une étude de 2020 de Gignac et Zajenkowski, dans laquelle un millier d’Etatsuniens évaluaient en moyenne leur QI à 123, alors que la moyenne réelle de cet échantillon était de 102. Cette tendance explique que les personnes les plus compétentes peuvent en apparence estimer leur compétence de façon plus précise que les autres : comme tout le monde, ces personnes pensent être au dessus de la moyenne… a la seule différence que ces personnes sont effectivement au dessus de la moyenne.
J’espère que cette capsule de 100g de Savoirs vous aura permis d’y voir un peu plus clair sur l’effet Dunning-Kruger, son intérêt et ses limites. En conclusion, nous pouvons dire qu’une partie l’effet Dunning-Kruger est robuste à la lumière des données scientifiques : sur un certain nombre de dimensions socialement valorisées, les personnes particulièrement incompétentes ont davantage tendance à surestimer leur compétence que les personnes plus compétentes. Cependant, cette tendance peut très bien s’expliquer par une propriété statistique couplée à un biais psychologique général. Quant aux incompétents inconscients de leur incompétence, ils seront sans doute toujours étudiés, avec ou sans recours à l’effet Dunning-Kruger.

Le Chat: La mort... c'est un peu comme la connerie. Le mort, lui, il ne sait pas qu'il est mort. ...ce sont les autres qui sont tristes. Le con, c'est pareil...

Copyright: Philippe Geluck

Cet épisode a été écrit et monté par Kenzo Nera, doctorant en psychologie sociale à l’Université Libre de Bruxelles. Julia Eberlen, Pit Klein, Pascaline van Oost, Sarah Leveaux et Olivier Klein ont aidé à la rédaction du texte.

Références:

Kruger, J., & Dunning, D. (1999). Unskilled and unaware of it: How difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments. Journal of Personality and Social Psychology, 77, 1121–1134. https://doi.org/10.1037/0022-3514.77.6.1121

Gignac, G.E., Zajenkowski, M. (2020). The Dunning-Kruger effect is (mostly) a statistical artefact: Valid approaches to testing the hypothesis with individual differences data. Intelligence, 80, 101449. https://doi.org/10.1016/j.intell.2020.101449

Krueger, J., & Muller, R.A. (2002). Unskilled, unaware, or both? The better-than-average heuristic and statistical regression predict errors in estimates of own performance. Journal of Personality and Social Psychology, 82(2), pp 180-188