Sommes-nous tous des monstres ?
Déjà au XVIIe et au XVIIIe siècle, les philosophes s’interrogeaient sur la nature profonde de l’être humain. Une première vision de celui-ci est celle de Jean-Jacques Rousseau (1720-1778) pour qui, l’être humain est un « Bon Sauvage » dont la vertu est naturelle mais qui est corrompu par la société. De façon opposée, selon Hobbes (1588-1679), c’est l’Etat qui permet d’éviter la guerre perpétuelle et un monde où seule la loi du plus fort régnerait, l’être humain serait donc profondément mauvais. Enfin, John Locke (1632-1704) considère que les êtres humains naissent tous pareils, comme des feuilles blanches, et qu’ils se construisent en fonction des expériences vécues, sa nature ne serait donc ni bonne, ni mauvaise.
Aujourd'hui, au vu de l’actualité, toujours sanglante, nous nous posons encore tous et toutes la question de la nature humaine et c’est cette question qui a rassemblé plus de 500 personnes lors de la conférence-débat intitulée de façon provocatrice « Sommes-nous tous des monstres ? » organisée par le BEPsy et la Faculté des Sciences psychologiques et de l’éducation de l’Université Libre de Bruxelles. J’ai eu la chance d’y participer et d’y être discutante !
Pour tenter de répondre à la question, le premier conférencier, le professeur Olivier Klein, nous a exposé les différentes interprétations des résultats des expériences de Milgram. Il nous a démontré qu’un être humain était capable de réaliser un acte qu’il jugerait a priori répréhensible en modifiant petit à petit ses propres valeurs et ses croyances pour qu’elles correspondent à ses actes. Cette modification se ferait sous l’influence d’un autre individu perçu comme compétent. Dans une expérience telle que celle de Milgram, cet autre serait l’expérimentateur tandis que dans le cas des génocides, cet autre serait le supérieur hiérarchique. Nous ne sommes donc pas nés « montres » mais nous pouvons tous et toutes le devenir.
La seconde conférencière, la professeure Ariane Bazan, avait une vision plus proche de celle de Hobbes : l’être humain est naturellement mauvais mais grâce à la civilisation, il apprend à se comporter en être civilisé et à ne pas faire le mal partout autour de lui. Nous sommes donc toutes et tous des monstres en puissance même si, et heureusement, la plupart du temps, nous parvenons à maîtriser ce monstre qui est en nous. Et cela, tant que la civilisation prend soin de ses citoyens et les traite avec respect. Cette vision pourrait expliquer qu’un peuple humilié par un autre ait envie de détruire la civilisation responsable de cette humiliation. Est-ce qu’il éprouve pour autant du plaisir à le faire ? Je ne le pense pas, même si l’histoire ne manque pas d’exemples où l’ennemi, plutôt que d’être simplement éliminé est d’abord torturé. Pouvons-nous en conclure que l’être humain est un monstre ?
Nos conférenciers sont tous deux convaincants. Chaque raisonnement permet d’expliquer une partie de la réalité. Celle d’Olivier Klein semble privilégier un basculement petit à petit du côté du « mal » alors que celle d’Ariane Bazan est compatible avec un basculement soudain, comme si le monstre caché en nous, s’échappait d’un seul coup. Je pense que nous pouvons trouver des exemples pour les deux types de basculements. Quoi qu’il en soit, nos conférenciers sont d’accord sur un point : étant donné la quantité d’atrocités commises dans le monde actuel, le mal n’est pas l’exclusivité de quelques personnes qui pourraient être considérées comme « malades » et la conviction de chacun d’entre nous que « nous ne ferions jamais ça » est certainement erronée.
Doit-on pour autant avoir une vision si négative du monde ? Pourquoi, si l’être humain est si mauvais ne vit-on pas totalement dans le chaos ? Le mal fascine, c’est indéniable… La conférence aurait sans doute attiré moins de monde si le thème de la soirée avait été « Sommes-nous tous des anges ? » Qu’est-ce qui nous intéresse, nous attire le plus ? Lire le récit d’atrocités commises à travers le monde ou lire le récit de personnes qui s’entraident ? Pensez-vous que les comportements pro-sociaux sont plus rares que les actes malveillants ? Est-ce une façon pour nous de domestiquer le monstre qui est en nous ? De s’approprier nos propres tendances sadiques, de les accepter ? Ce qui, selon ce que nous a dit Ariane Bazan, nous permettrait de ne pas passer à l’acte ? Et donc finalement, notre fascination pour le mal pourrait-elle être bénéfique ?
Un autre élément intéressant et paradoxal a été abordé lors de cette conférence : le sentiment de liberté, si cher à nos démocraties, est en partie responsable de notre transformation en monstre. Comme nous l’a expliqué Olivier Klein, le fait de se sentir libre peut nous faire faire des choses très étonnantes comment manger des verres de terre et trouver cela bon ! Le sentiment de liberté serait-il donc mauvais ? Ferait-il de nous des monstres ? Pas forcément et ceci me permet d’ajouter une touche positive à cette discussion. En effet, d’autres expériences ont montré que le sentiment de liberté avait aussi le pouvoir de nous amener à des comportements pro-sociaux. Par exemple, dans une expérience de Pascual et Guéguen (2002), la simple évocation « vous êtes libres de » permet d’augmenter le taux d’acception pour répondre à un questionnaire et d’augmenter également les dons faits à une amicale de sapeurs-pompiers lorsqu'ils vendent leurs calendriers traditionnels. Tout n’est donc pas si noir… Tout comme le groupe qui peut favoriser l’obéissance ou la désobéissance, le sentiment de liberté peut faire de nous des monstres ou des anges.
Enfin, cette conférence m’évoque une dernière question : le mal est-il lié à une transgression de la norme ou à la soumission à une autorité ? Résulte-t-il toujours d’une tension entre les deux ? Dans l’expérience de Milgram, la tension est claire, faire souffrir quelqu'un transgresse la norme mais l’autorité nous pousse à faire mal. Le stress des participants atteste de cette tension. Est-ce toujours le cas ? Ne devrait-on donc pas se poser la question en termes de « normalité » ? La société nous apprend depuis tout petit à nous comporter d’une certaine façon, elle est comme un petit gendarme dans notre tête qui nous rappelle les lois, les règles, les façons de faire… Et peu importe que ce soit pour faire quelque chose de bien ou quelque chose de mal, j’ai l’impression que c’est la capacité à faire taire ce petit gendarme, à exprimer sa créativité qui va faire en sorte qu’on va se soumettre ou transgresser que ce soit pour le bien ou pour le mal…
Finalement, sommes-nous tous des monstres ? La question reste en suspens et d’autres se posent avec elle comme par exemple, nos actions monstrueuses sont-elles des actes de transgression ou de soumission ?
Si vous voulez en savoir plus, la conférence sera bientôt disponible en podcast et en attendant, n’hésitez pas à lire les deux billets suivants écrits par Olivier Klein sur son blog :
Référence :
Pascual, A., and Guéguen, N., 2002. “La technique du “vous êtes libre de…”: Induction d’un sentiment de liberté et soumission à une requête ou le paradoxe d’une liberté manipulatrice”, Revue Internationale de Psychologie Sociale, 15, pp. 45-82.
Patricia Mélotte
Part-time Academic Personne ressource genre et diversité